jeudi 31 mars 2016

« je respire par sa bouche, je vis de sa vie » : Vautrin, de Balzac

 Vautrin et Rastignac, un autre jeune homme 
qui a fait l'objet de toutes les attentions de Vautrin.


Vautrin est un des personnages les plus célèbres de La comédie humaine, de Balzac. Au-delà de son rôle majeur dans plusieurs ouvrages, en particulier Le père Goriot, Les illusions perdues et Splendeurs et misères des courtisanes, il est, pour ce qui nous intéresse, le premier personnage homosexuel de la littérature. Certes, pour un lecteur moderne, son homosexualité doit être devinée ; elle n'est jamais explicitement montrée et encore moins dite. Elle est pourtant manifeste, trouvant son apothéose dans la relation, certes platonique, entre Vautrin, sous le nom de Carlos Herrera, et Lucien de Rubempré.

Devant le succès du personnage, dont il faut avouer qu'il est particulièrement bien marqué et présent dans le roman, Balzac en a tiré une pièce en 5 actes qui a été jouée pour la première fois le 14 mars 1840. L'histoire a été en partie transposée, mais aussi modifiée. L'objet de l'amour en même temps homosexuel et paternel de Vautrin, s'appelle Raoul de Frescas.

Lisons cette quasi déclaration d'amour de Vautrin (acte III, scène III) :
Raoul de Frescas est un jeune homme resté pur comme un ange au milieu de notre bourbier, il est notre conscience. Enfin, c'est ma création ! Je suis à la fois son père, sa mère, et je veux être sa providence. J'aime à faire des heureux, moi qui ne peux plus l'être ; je respire par sa bouche, je vis de sa vie; ses passions sont les miennes, je ne puis avoir d'émotions nobles et pures que dans le cœur de cet être qui n'est souillé d'aucun crime. Vous avez vos fantaisies, voilà la mienne !

Autre passage, où Vautrin répond à Raoul de Frescas (acte III, scène X) :
Ton bienfaiteur !... Tu m'insultes. T'ai-je offert mon sang, ma vie? suis-je prêt à tuer, à assassiner ton ennemi, pour recevoir de toi cet intérêt exorbitant appelé reconnaissance. Pour t'exploiter, suis-je un usurier ? Il y a des hommes qui vous attachent un bienfait au cœur, comme on attache un boulet au pied des..... suffit !.. ces hommes-là, je les écraserais comme des chenilles sans croire commettre un homicide ! Je t'ai prié de m'adopter pour ton père. Mon cœur doit être pour toi ce que le ciel est pour les anges, un espace où tout est bonheur et confiance, tu peux me dire toutes tes pensées, même les mauvaises.

Ce passage montre bien toute l'ambiguïté de la relation entre eux. Là où Raoul de Frescas voit en Vautrin un bienfaiteur, envers qui il doit montrer de la reconnaissance, Vautrin, lui, voit une relation d'amour filial et protecteur, où il n'attend pas de reconnaissance, mais quelque chose qui n'est pas dit dans ce texte. Il attend en retour un amour confiant à son égard. C'est du moins ce que je lis.

La dernière citation que j'ai sélectionnée, dans ce même acte, est cette réponse de Vautrin à Raoul de Frescas qui s'étonne de cet intérêt plein de mystère de Vautrin pour lui :
Tu n'avais rien, je t'ai fais riche ; Tu ne savais rien, je t’ai donné une belle éducation. [...] Un père . . . tous les pères donnent la vie à leurs enfans, moi, je te dois le bonheur...
Intéressant renversement où, de père aimant, faisant tout pour son "fils", il devient comme le débiteur amoureux de celui-ci.

Comme toujours sur ce blog, c'est l'acquisition récente d'un exemplaire de la première édition de ce texte, paru en 1840, qui m'a amené à le découvrir et à le présenter ici.

Pour ceux qui voudrait lire la pièce, elle est accessible sur Gallica dans ce recueil : cliquez-ici.

Cette pièce a été interdite dès le lendemain de sa première représentation car l'acteur principal, Frédéric Lemaitre avait eu l'idée de ressembler au roi Louis-Philippe (voir ici). J'avais à l'esprit qu'en réalité, elle avait été interdite à cause de l'homosexualité suggérée et trop explicite du personnage. Comme je n'ai retrouvé aucune référence de cela, c'est probablement le fruit de mon imagination, trouvant plus valorisant une interdiction pour homosexualité que pour une simple ressemblance avec Louis-Philippe.

Description de l'ouvrage



Vautrin, drame en cinq actes, en prose, M. de Balzac
Drame représenté sur le théâtre de la Porte-Saint-Martin, le 14 mars 1840.
Paris, Delloye, Libraire-Éditeur ; Tresse, 1840, in-8° (220 x 143 mm), [8]-247 pp.


Cet ouvrage contient une petite curiosité. Il y aurait dû y avoir une préface qui, pour cause d'arrêt de la pièce, n'a jamais été écrite par Balzac. Dans l'édition de la pièce, il a juste inséré cet avis :
M. de Balzac, retenu au lit par une indisposition très-grave, n'a pu écrire la Préface qui devait accompagner sa pièce de Vautrin, dont les représentations ont été arrêtées par l'autorité.
Cette Préface paraîtra dès que la santé de l'auteur lui permettra de la composer. Toutes les personnes qui auront acheté la présente édition auront droit à un exemplaire de ladite Préface, qui leur sera remis en échange du présent avis, qu'il est facile de détacher du livre.
Bon pour un exemplaire de la Préface de Vautrin.
Cette préface, très courte, a été publiée avec la 3e édition. Cependant, les avis sont restés dans les exemplaires, comme dans celui-ci.


Pour terminer le message, une image du film Vautrin, de Pierre Billon (1944), avec Michel Simon et Georges Marchal :

jeudi 17 mars 2016

Le quadrille du lancier et Voyous de velours, de Georges Eekhoud.

Je répare aujourd'hui un oubli fâcheux. En effet, je n'ai pas signalé en son temps la publication de deux volumes de textes de Georges Eekhoud dans la collection GayKitshCamp. Je me devais d'en parler à double titre.

D'abord, pour saluer cette initiative de rendre accessibles un ensemble de nouvelles et un ouvrage de cet auteur malheureusement mal connu aujourd'hui,  même au sein de la culture homosexuelle, alors qu'il a écrit des textes puissants sur la fascination pour les jeune voyous, leur virilité explosive, leur charme, leur tendresse. Mais, il ne faut pas y voir que cela. Ce sont des tranches de vie, dans la Blegique populaire fin de siècle, écrites dans un langue puissante, parfois recherchée.

Le quadrille du lancier contient un choix de nouvelles, dont beaucoup sont extraites de l'ouvrage Mes communions, que j'avais largement décrit et analysé sur ce site. Je vous renvoie à mon message : cliquez-ici.



Pour une présentation de l'ouvrage sur le site de GayKitschCamp Le quadrille du lancier.

Voyous de velours est la réédition du roman paru en 1904 sous le titre L'autre vue et, en 1926, sous le titre Voyous de velours ou l'autre vue. Bien qu'il s'agisse d'un roman, il est en réalité composé de 3 parties bien distinctes, certes, qui sont unies par le personnage principal, Laurent Paridael, et un certain déroulé chronologique. De mon point de vue, c'est le chapitre central, justement appelé Voyous de velours, qui est le plus intéressant. S'il me fallait en retenir qu'un phrase, ce serait celle-ci :

Ils finirent par parler tous à la fois ; ils trépignaient, se bousculaient, s'égosillaient, se criaient mutuellement dans le visage, et leur charnure se chauffant avec leur langage réveillait la moiteur de leurs haillons et communiquait à leurs dessous de flanelle et de là à toute l'atmosphère ces effluves de force adolescente comparables aux fragrances des arbres séveux.




Pour une présentation de l'ouvrage sur le site de GayKitschCamp Voyou de velours.

Cette édition est accompagnée de présentations et de notes très intéressantes et utiles par Mirande Lucien. Là aussi, je retiens surtout la présentation et les photos d'un bel exemplaire relié de L'autre vue, offert par Georges Eekhoud à son épouse Cornélia Van Camp, exemplaire qu'il a complété de photos de quelques uns des voyous qui ont inspiré ceux du roman. On se fait une idée assez précise des "goûts" de Georges Eekhoud (notons au passage l'étrangeté apparente d'offrir à sa femme un tel cadeau, mais cela montre la solidité et la complicité de leur relation).


La deuxième raison pour parler de ces éditions est que j'ai fourni de nombreuses illustrations, en particulier les gravures de Frans de Geetere, petit motif de satisfaction.