dimanche 25 septembre 2016

Delacroix et la beauté masculine

« Je regarde avec passion et sans fatigue ces photographies d’après des hommes nus, ce poème admirable, ce corps humain sur lequel j’apprends à lire et dont la vue m’en dit plus que les inventions des écrivassiers. » Ces quelques mots tirés de son Journal (5 octobre 1855) éclairent le rapport du peintre Eugène Delacroix à la photographie. Les photos que je présente dans ce message ont été prises par Eugène Durieu sur les indications du peintre lors de deux séances de poses successives en juin 1854. Elles ont été rassemblées dans un album qui est déposé à la BNF. J'ai sélectionne quelques une des vues. La totalité de l'album est visible à cette adresse : cliquez-ici.

Le modèle que l'on retrouve dans toutes les photos est une homme musclé, qui visiblement, ne laissait pas Delacroix insensible (je rappelle que Delacroix est resté célibataire et que l'on connaît fort peu de choses sur sa vie sentimentale). Ce qui m'a le plus surpris dans cette série est que l'idéal de la beauté masculine s'éloigne significativement des standards modernes, même quand cela concerne un homme musclé.  La raison principale, me semble-t-il, est que cet homme s'est probablement musclé grâce à un travail de force quotidien (fort des halles, manutentionnaire, homme de peine) et non pas par une sculpture étudiée de son corps comme aujourd'hui.



























Pour finir, cette très belle photo d'un dos féminin :


dimanche 18 septembre 2016

dimanche 11 septembre 2016

Escal-Vigor, de Georges Eekhoud, 1899

Je sors d'un assez long silence pour partager ma dernière découverte avec mes lecteurs : Escal-Vigor, de l'écrivain belge Georges Eekhoud. Je connaissais évidemment ce roman,mais je n'avais jamais eu l'occasion de le lire. J'ai été subjugué. Ce roman publié en 1899 par la Mercure de France est maintenant reconnu comme le premier roman dont les personnages principaux sont homosexuels et qui porte un message positif et ouvert sur l'homosexualité. Mais, au delà de cet aspect historique, important pour moi, il y surtout un beau texte au service d'une belle histoire, malgré la fin tragique.


D'abord, l'histoire, que je résume :
Henry de Kehlmark revient s'installer dans son château d'Escal-Vigor, au bout d'une île imaginaire d'un pays du nord de l'Europe. Il est accompagné d'une gouvernante, Blandine, femme avec qui il a eu une brève liaison. Elle lui voue une admiration et un dévouement sans bornes. Au cours d'une fête mêlant peuple et notable, il rencontre Guidon, le jeune fils (18 ans) d'un notable du coin, garçon rebelle et sauvage. Il en tombe amoureux et n'aura de cesse de l'approcher, s'en faisant d'abord son professeur, son maître, lui révélant ses talents pour l'art, jusqu'à le faire venir vivre avec lui, dans son château. Ils partagent un amour serein et épanoui. Dans le même temps, son argent et son titre attirent la convoitise de Claudie, la sœur de Guidon, qui voudrait l'épouser. Cette âme basse ne ménage pas ses manœuvres pour y arriver. Autre personnage trouble de son entourage, le cocher Landrillon, « une âme rapace et trigaude. », qui pour sa part convoite Blandine, n'hésite pas à utiliser le chantage – il est le seul à avoir complètement compris la nature de la relation entre Kehlmark et Guidon – pour arriver à ses fins. La tension entre ces êtres conduit Kehlmark à expliquer ses mœurs à Blandine et à les lui faire accepter. Lors d'une kermesse du village, le peuple des femmes d'abord, puis des hommes, conduit et aiguillonné par Claudie et Landrillon « lynchent » Guidon, puis Kehlmark, qui meurent dans les bras l'un de l'autre, sous le regard de Blandine.


Ce qui m'a frappé à la lecture de toute la scène finale où le peuple en furie moleste, bat et viole Guidon, c'est que le motif de l'homosexualité n'est pas celui qui est mis en avant. Alors que la violence est déjà déchaînée, l'accusation d'homosexualité est seulement utilisée par Landrillon pour attiser une peu plus la violence des femmes. En fait, ce qui met ce peuple en furie, c'est la frustration. La frustration sexuelle d'abord. Cette kermesse est une sorte de carnaval où les valeurs sont inversées. Ce sont les femmes qui partent à la chasse aux hommes, dans une atmosphère décrite de plus en plus échauffée, en particulier pour celles qui n'ont pas trouvé l'homme (notons que la langue d'Eekhoud rend admirablement cette montée de la tension sexuelle). Quand elles s'en prennent à Guidon, c'est surtout à un homme qui se refuse à elle sexuellement. C'est la frustration sexuelle de Claudie qui, malgré tous ses efforts, n'arrive pas à créer le désir chez Kehlmark. C'est aussi la frustration sexuelle de Landrillon, qui convoite Blandine. Certes, grâce à son chantage, elle s'est donnée à lui (pour utiliser le vocabulaire de l'époque), mais lorsque elle se dédie, tous ses désirs inassouvis de « posséder » cette femme sont un carburant à sa haine. Remarquons au passage que la vision des rapports entre les hommes et femmes chez Eekhoud me semble assez stéréotypée. Peut-être est-ce le souhait d'opposer ces mœurs d'une société traditionnelle à ceux qu'il veut défendre. Mais la frustration n'est pas seulement sexuelle. Elle est sociale. L'argent, la reconnaissance sociale, sont omniprésents dans les désirs des protagonistes. Claudie veut l'argent et, surtout, le titre de Kehlmark. Elle veut être la châtelaine de l'île. Landrillon veut aussi l'argent de Blandine, mais, plus encore, la respectabilité d'un mariage installé. C'est ce cocktail détonnant qui explose à la vue de ce couple qui est comme une injure en face de toutes ces frustrations. Là où il sont tous à la recherche de la satisfaction de leurs pulsions, Kehlmark et Guidon présentent l'harmonie de leur amour et de leurs désirs. Là où ils sont tous travaillés par l'argent et la reconnaissance sociale, Kehlmark et Guidon présentent leur amours des arts, la jouissance des sentiments partagés, tout chose qui s'opposent à ces vulgarités. Quelque part, c'est leur bonheur qui est jeté en pâture à tous ces êtres travaillés par l'envie, le désir, la jalousie, voire la haine. Il suffit alors d'un rien pour que le déchaînement de violence explose. C'est en cela que ce roman m'a plu car il ne se met pas dans un schéma trop simple d'homophobie, pour utiliser un terme moderne, mais plutôt dans une opposition frontale entre un désir qui s'épanouit et une frustration totale.


Il faut reconnaître que Georges Eekhoud donne une vision du peuple pour le moins ambivalente. A l'instar de son personnage principal, il montre de la sympathie pour ce peuple, de la bienveillance, que l'on jugerait aujourd'hui un peu condescendante, voire de l'intérêt pour ses mœurs, sa culture, ses croyances, etc. A côté de cela, la vision qu'il en donne, en particulier lors de la fête finale, est celle d'une violence toujours prête à se mettre en mouvement, un aveuglement, une furie, qui laisse penser qu'il voit le peuple comme un être dangereux, incontrôlable. D'une certaine manière, il aime le peuple domestiqué et apprivoisé, comme ce qu'il a fait avec Guidon, en regard d'un peuple obscur, violent, insaisissable. Landrillon est le contre-modèle de Guidon car, dans le portrait qu'il en donne, il n'y a rien à sauver.


Ce qui fait le sel de ce livre, c'est d'abord l'affirmation claire d'une homosexualité assumée par Kehlmark. C'est Blandine, prise dans un dilemme insoutenable pour cette âme pure, entre les sollicitations de Landrillon – on parlerait aujourd'hui de harcèlement – et sa dévotion – c'est le mot – pour Kehlmark, qui oblige celui-ci à se dévoiler. C'est ainsi que mezzo voce, car Eekhoud doit garder une certaine prudence, il nous est donné à lire un plaidoyer en faveur de la reconnaissance de l'homosexualité. Plus largement, d'une sexualité épanouie, comme le dit Kehlmark : « Avec Guidon et Blandine, il se sentait de force à créer la religion de l'amour absolu, aussi bien homo qu'hetérogénique. » (c'est le vocabulaire du livre !). Au début de ma lecture, avec le style inimitable de l'auteur, je craignais que l'on reste dans l'allusif, l'implicite, le suggéré. Mais, non. Au milieu de ce langage précieux, parfois affecté, on voit même apparaître le mot « sexuelle », ce que j'aurais presque vu comme un gros mot, en abordant ce livre.


La lecture de la scène finale de la fête au village, qui se termine par cette violence, m'a rappelé immédiatement un livre d'Alain Corbin : Le Village des « cannibales », récit et étude d'un cas de violence collective des habitants d'un village de la Dordogne à l'encontre d'un aristocrate du coin, qu'ils finiront par tuer et brûler. Les motifs sont différents, mais la dynamique de la violence qui monte et qui se nourrit d'elle-même, très bien décrite par Georges Eeekhoud, est la même. Elle est très finement analysée dans cet ouvrage de Corbin.

Pour moi qui suis un peu fétichiste du livre, ce qui a aussi redoublé mon plaisir, c'est de lire ce texte dans un exemplaire de l'édition originale de 1899. Quand je tournais les pages, je manipulais ces mêmes pages, qu'a lues ce premier lecteur qui l'a acheté et fait agréablement relié. Au cœur de la nuit (j'ai fini de lire tard cette nuit), je m'imaginais un lecteur de la Belle époque, ayant découvert par hasard l'existence de ce livre qui parle de ses mœurs, grâce à une chronique littéraire d'un journal de l'époque, lui laissant deviner entre les mots tout l'intérêt pour lui de ce texte. Peut-être comme moi, il y plus de cent ans, il a lu avec ferveur ce livre, touchant ce même papier que j'ai moi-même touché, tenant entre ces mains ce cuir maroquin que j'ai moi-même tenu, et, par cela, me transmettant cette passion à travers les ans.


Peut-être est-ce aussi à l'occasion du procès qui lui a été attenté pour pornographie que notre lecteur inconnu a découvert ce livre. En définitive Georges Eekhoud a été acquitté par le tribunal de Bruges, après avoir été défendu par de nombreuses grandes plumes de l'époque, où l'on trouve Émile Zola, Octave Mirbeau, Anatole France, etc.

Il existe plusieurs rééditions de ce livre. Je vous conseille celle-ci : cliquez-ci, des Éditions Séguier, par la spécialiste de Georges Eekhoud, Mirande Lucien. Il existe aussi une version numérise sur Gallica : cliquez-ici.

Il n'existe malheureusement pas d'édition illustrée. J'ai donc puisé dans les illustrations de Mes Communions, par Frans de Geetere. Elles rendent admirablement l'atmosphère du livre. Il y a aussi un forme de clin d’œil, car la nouvelle Climatérie est le récit de la jeunesse d'Henry de Kehlmark dans le collège suisse où sa grand-mère l'avait placé (voir le message que je lui ai consacré : cliquez-ici).



Description de l'ouvrage


Escal-Vigor, Georges Eeekhoud
Paris, Mercure de France, 1899, in-8°, 261 pp.


L'édition originale de cet ouvrage est rare dans les bibliothèques publiques. Je n'ai trouvé que 3 exemplaires en France (source : CCFr) : 2 exemplaires à la BNF et un à la bibliothèque de l'Institut (fonds Lovenjoul), auxquels il faut ajouter 3 exemplaires de la 4e édition de 1900 à la BNF et un exemplaire de la 9e édition de 1923 à Limoges.